21 mars 2010
C'est un de mes premiers mots en russe, le temps (celui qu'il fait, pas celui qui passe), certainement parce qu'il se retient bien : pagoda, ça fait naître des images d'orage ou d'ondée sur un temple chinois. Et bien la pagoda, elle s'affolle, pour ces derniers jours ici. Hier c'était déjà l'été, coccinelles, oiseaux de retour, grand soleil, aujourd'hui tombe lamentablement une neige fondue lourde et épaisse. Et comme il se doit l'humeur épouse assez bien les hésitations du climat et des saisons.
Donc, assis pour la n-ième et peut-être denière fois chez Coffedelia où n'en finit pas de repasser la même bande-son certifiée branchouille, j'ai tout loisir de me demander sous quel ciel se fera mon départ lundi matin. Question qui à vrai dire ne me travaille pas exactement autant que celle de savoir ce que j'emporterai de ces mois passés au Kazakhstan. Il y a cent façons d'y répondre, et le temps viendra certainement de se dire et d'écrire que je pars avec de merveilleux souvenirs, quelques images inoubliables et des amis qui ne tarderont pas à me manquer.
Mais ces derniers jours, quelques discussions et la somme de quatre mois d'observations et d'instantanés dans la ville et autour me poussent à placer la question sur un autre plan. Il faut bien que le prof d'histoire-géo quitte le Kazakhstan en s'étant demandé : "alors, ce pays dans lequel on n'entre jamais qu'avec un cliché de steppe, dans quelle situation le trouve-t-on après bientôt vingt ans d'indépendance ?". Il y a deux jours, j'ai pris un film à Dan, "le dernier roi d'Ecosse". Film étonnant, dans lequel Forrest Whitaker incarne le despote ougandais Idi Amin Dada, et qui choisit pour angle de vue la figure et le regard d'un jeune coopérant écossais choisi par Son Excellence elle-même pour être son médecin attitré puis son conseiller informel. Le récit progresse à mesure que ledit jeunot dérive progresivement de la ferveur enthousiaste vers la peur et l'écoeurement. Questions : combien de temps peut-on s'aveugler et se dissimuler la nature d'un régime, la situation d'un peuple ? Le clinquant d'un centre-ville de capitale économique reflète-t-il autre chose que la voracité d'une classe d'accapareurs ? Me suis-je somptueusement planté lorsque sortant d'Ouzbékistan, j'ai eu ici le sentiment de respirer un peu plus librement ?
De toutes mes discussions avec mes amis kazakhs ou russes, dès les premières semaines, quelques points ressortaient : quiconque a vécu et garde le souvenir des deux ou trois années suivant l'indépendance fait crédit à Nazarbaïev d'avoir mis terme au chaos et même d'avoir su éviter pire, désintégration, guerre civile, Peste Bubonique, éruption du Krakatoa, tout semblait alors possible. À son crédit également d'avoir remis en marche les services publics et un fonctionnement à peu près familier des circuits économiques (on en était revenu alors essentiellement au troc, eau, gaz et électricité relégués au rang de souvenirs, et sortir de nuit dans la ville exposait au risque de se faire braquer à tout coin de rue). On sait ou on se doute en passant la frontière kazakhe que l'on ne pose pas le pied dans ce que les critères les plus rigoureux désigneraient comme une démocratie : dix-neuf ans du même homme au pouvoir, c'est nécessairement suspect. D'ailleurs le jeu avec Aïnash et ses amis, c'était de ne jamais prononcer son nom dans la conversation, mais de lever le regard, doigt pointé vers le haut, en évoquant " HE "...
Et pourtant, sortant d'Ouzbékistan, à voir soudain divisée par dix l'omniprésence policière, à croiser tellement moins de ces portraits navrants du Grand Patron souriant , déterminé, le regard porté vers l'avenir brillant qu'il promet à ceux-là mêmes qu'il vole et muselle, à ne plus devoir supporter les slogans sur fond de paysage riant, on se dit si facilement que l'air est plus libre ici, que si plus d'aisance s'affiche, c'est peut-être qu'à défaut de profiter de toutes les autres, les gens au moins bénéficient de la liberté économique.
Et puis, jouons carrément les idiots, le Président Sarkozy se serait-il rendu en visite officielle dans un pays qui n'offrirait pas le minimum de garanties démocratiques ? Quand bien même il n'a pas jugé nécessaire d'apprendre à en prononcer correctement le nom, certainement a-t-il pris le temps de vérifier où il mettait ses pieds...
Ajoutons à ça la lecture d'un livre anglais, "In search of Kazakhstan", écrit par un journaliste particuliérement complaisant envers " HIM", et voilà comment bon an mal an on passe ici quatre mois avec l'idée que les jugements trop tranchés n'ont guère de sens, et que peut-être la clique au pouvoir représente la moins mauvaise option.
Dimanche 21 mars
Oui oui oui... je ne vais pas m'en dépatouiller de cet article-là... trois jours que je m'y débats sans entrain. Allons donc au fait : une dernière très longue conversation mercredi dernier avec Célestine, une ethnonologue qui travaille et réside depuis des années dans la région. Une avalanche de faits, d'exemples, de cas dramatiquement concrets : corruption, prévarication, népotisme, incurie, siphonnage à fin d'enrichissement personnel (comprendre : achat de Porsche Cayenne, vacances à Courchevel et à Dubaï, meubles italiens, bijoux parisiens...) de tout circuit financier. La corruption, la corruption à tous les échelons, le policier qui propose qu'on lui règle mano a mano une somme équivalente à la moitié de l'amende légale, professeur vendant une note non-éliminatoire aux examens de langue kazakhe, certificats médicaux bidonnés, argent public qui se perd en villas prétentieuses dans la banlieue sud d'Almaty, matériel médical offert par la coopération internationale revendu en Azerbaïdjan... et naturellement, puisque l'argent ne va jamais financer ce qu'il devrait, délabrement plus ou moins avancé de tout service public, dilution même de la notion elle-même, l'hôpital, l'université, le service du cadastre ou l'administration des parcs naturels se "privatisent" de l'intérieur, chacun transformant son poste en une charge, un office, qu'il monnaye pour son compte.
J'ai eu trente-trois ans avant-hier, et je m'amuse de voir que je ne suis pas encore allé au bout de tous mes déniaisements et qu'il me reste encore des couches épaisses de naïveté à déblayer.
Bref, je remballe mes états d'âme, car continuer à patauger dedans n'est que le moyen trouvé pour me dissimuler que mon départ, prévu pour demain matin alors qu'il a neigé sans discontinuer toute la journée d'hier, me tord le ventre et m'embrume le cerveau. Bien sûr la tristesse des aurevoirs y entre pour beaucoup, mais le fond des choses, c'est une sorte de stupeur inquiète devant l'énormité de ce qui se profile, devant la somme des éventuels problèmes dont, statistiquement, il faut bien que certains passent de "possibles " à "réels".
Vivement demain, donc, qu'enfin l'on quitte le "possible" pour entrer dans le "réel" !!
Lundi 16 mars
Je cherche en vain le bel enthousiasme avec lequel je me suis attelé depuis décembre à me saisir de la terrible langue russe. Enthousiasme qui a dû être assez communicatif pour que Dan lui aussi, carnet, dictionnaire et livres de grammaire en main, se remette à l'étude, à un niveau bien différent du mien, puisqu'il y a consacré ses jeunes années en Angleterre.
Mais voilà, j'ose à peine me pencher sur le chinois et les trois notions que je parviendrai peut-être à en acquérir, et déjà consacrer quelques dernières heures au russe me semble tristement vain. Le coeur n'y est plus. Pourtant quel a été mon plaisir quelques semaines durant à sentir s'étoffer ce qui, avec peut-être un peu plus de temps, aurait pu me conduire à me sentir à l'aise dans des situations moins sommaires que la commande d'un plat ou la recherche d'un bus.
Il me semble avoir déjà insisté sur les curieux détours de la grammaire (à ce propos, on me promet pour le chinois un véritable miracle : pas d'article, pas de pluriel, pas de genre, pas de conjugaison, pas de déclinaison... est-ce possible ?). Cette fois, c'est quelques trouvailles au hasard du lexique que j'aimerais partager, et peut-être ne jamais oublier. Puisqu'il se dit que chaque langue reflète autant qu'elle imprime un regard propre sur le monde, alors le russe n'est pas avare d'idiotismes auxquels je ne peux m'empêcher de trouver une vertu suggestive et même poétique.
Pour commencer, un classique des manuels d'histoire, tant on peut se plaire à loisir à y lire la trame de l'histoire russe : le même mot mirsignifie monde, paixet désigne aussi le village et plus particulièrement, par métonymie, la communauté qui le peuple. Qu'on s'amuse alors à revisiter le drame de soixante-dix ans de communisme acharné à détruire la paysannerie et à construire des agro-villes : briser le village, serait-ce alors rompre l'ordre du mondeet attenter à sa paix? (vais-je virer réac à force de ferveur anti-communiste...).
On reste dans le même champ: pravda, qui signifie tout à la fois justiceet vérité, a pour parent pravilo, la règle, autrement dit ce qui définit et désigne ce qui est juste et vrai. D'où pravitelstvo,la source des règles, le régulateur : c'est le mot russe pour gouvernement. Là où nous lions ce mot à ceux de direction, de conduite, le russe renvoie à l'éthique, et situe l'origine du pouvoir politique dans une vérité qui le surplombe. Je vais m'épargner à la fois de tirer tout ça trop violemment par les cheveux et de me lancer dans une dissertation que je serais incapable de conduire à son terme. Mais on voit bien ce qui sépare pareille conception de nos ancrages libéraux et/ou rousseauistes : immanence d'un pouvoir né du contrat social et de la nécessité de garantir droits et libertés, ou bien référence à une transcendance et à l'ambition de conformer la société des Hommes à un ordre bon (que la référence en soit la Bible orthodoxe ou le bréviaire marxiste-léniniste importe alors peu)
Toujours pour trouver une façon commode, et évidemment abusive, de rendre compte de l'histoire russe, à travers laquel il semble qu'on ait toujours préféré à l'individu et au citoyen le sujet, le camarade, la classe ou la communauté : société en russe se dit obchtchestvo, dérivé de obchtchyï, qui signifie commun. Autrement dit, société et communauté sont identifiées l'une à l'autre : la moitié ou presque de la sociologie européenne s'écrit depuis la fin du 19ème pour décrire, commenter et comprendre le passage de la communauté à la société, présenté comme l'entrée dans la modernité. Faut-il en déduire que la langue russe elle-même fait obstacle à cette transition ?
Pour ne pas alourdir ces lignes déjà un peu nostalgiques, je change de registre, pour quelques découvertes aussi belles et éloquentes que des trouvailles ou des intuitions de poète, qui laissent entrevoir ce que doit être cette langue quand elle est maniée et travaillée par les plus inspirés.
Un exemple, d'abord cocasse, puis intrigant, et finalement beau à force d'être inattendu : le mot okhotasignifie la chasse mais aussi l'envie, sous sa forme la plus frustre, presque la pulsion ou le caprice de l'enfant. Voilà de quoi mettre l'imaginaire en branle et nourrir les réflexions qu'on voudra sur ce qui survit en nous du chasseur-cueilleur ancestral.
Et pour qui n'est pas encore au comble de l'émotion, je garde le plus beau pour la fin : litsodésigne le visage. Le russe construit le mot personnalité sur cette racine : litchnost, ou bien encore litchnyï, personnel. C'est tellement beau, évident, que ça se passe de commentaire. Encore qu'il soit tentant de se souvenir à l'occasion que persona désigne en latin le masque par lequel l'acteur endosse son rôle. Alors, alors, une personne et sa singularité, qu'est-ce donc, le profil unique que nous a dessiné la nature, ou l'identité que l'on se choisit et que nous attribue le regard de nos semblables sur toutes les scènes de la vie ?
... tout ça donne si furieusement envie d'élucubrer encore longuement...
Pour finir, une élégante : chose se dit viech, et on construit sur cette racine viechnost, la matière, la substance. C'est beau, c'est simple, c'est furieusement logique, et ça doit très certainement allèger et clarifier bien des lignes dans un livre de philosophie.
Voilà, voilà, un peu triste car il me semble en être resté à quelques premiers pas dans un domaine immense, mais également tellement heureux de ces quelques tâtonnements que rien ne m'interdira de prolonger un peu à l'avenir.
Mon cher TINTIN
Il vaut mieux arriver à vélo que à pied par la CHINE et à la frontière ton ami Chang t'attendra et t'initiera en peu de temps à ce langage qui te met dans de telles transes métaphysiques.
soit fort et ménage ta monture
Les VANTARD de DOLE
Merci pour cette petite leçon de russe. Tu pourras venir dialoguer dans cette langue qui semble t'avoir envoûté pas loin de chez nous... Il y a de nombreux voyageurs de ce grand pays dans nos
montagnes...
Vivement la première leçon de chinois!
Ménage ta monture, et ménage toi aussi.
Pensées continues pour notre frère et beau-frère.
toujours passionné et passionnant.
pensons souvent à toi.
Joyeuses et sportives Pâques chinoises.
prends soin de ton corps plus que jamais.
affectueuses pensées.
Lundi 15 mars
Il faut donc que ça ressemble à ça, la fin de l'hiver... plus de neige et pas encore de verdure pour masquer l'évidence : Almaty n'est pas que ses montagnes, ses parcs, sa cathédrale en bois, sa mosquée en marbre, ses tours de verre et d'acier, Almaty n'est pas que le dépaysement de ses marchés et bazars ou de ses quartiers de maisons basses et d'isbas, elle n'est pas non plus uniquement la sophistication plus ou moins discrète de ses bars, restaurants et grands hôtels, Almaty est aussi une métropole post-soviétique, avec des kilomètres de blocs collectifs, et plus de nuances de gris encore que dans un ciel parisien.
Fin d'hiver, il pleut désormais, depuis ce matin, sans trêve. Par chance il y a quelques jours, la neige est furtivement revenue pour offrir deux splendides journées blanches et bleues à mon père venu me visiter.
Mais c'est sous ce gris pluvieux que j'entame ma dernière semaine ici, la semaine des dernières fois et des adieux. Idéalement, il y aurait cent choses à faire durant ces quelques jours, préparatifs, mises au point, quelques achats, détail du parcours, dernières sorties. J'en ai dressé la liste ce matin. Mais, est-ce la tristesse, ou bien plus certainement le mal que j'ai à me figurer ce qui m'attend et m'intimide tant, l'énergie et l'allant me manquent pour ces derniers jours.
Partir d'ici, c'est re-jouer et re-vivre juillet dernier, cette fois en revanche seul, loin, et sans aucune de toutes ces étapes échelonnées entre Paris et Istanbul, accueilli par la famille, les amis, la famille des amis, les amis de la famille et autres encore. Il va falloir cette fois du jour au lendemain laisser confort, amis, habitudes, toute cette familiarité et ces connivences acquises ces quatre derniers mois, et retrouver les fins de journée où l'on ne trouve pas où dormir, tous ces gens que l'on devine pleins de bonne volonté mais qu'on ne parvient qu'à peine à comprendre, les repas où l'on n'a à choisir qu'entre une soupe un peu trop grasse et une viande un peu trop forte. Retrouver aussi la sueur en flux tendu, la crasse, la poussière, la fatigue des matins où rien ne vient sous le pied.
Alors je m'efforce de penser aussi à ce qui m'a manqué depuis que je suis à l'arrêt ici. La sueur, la crasse et la fatigue, évidemment, il faut bien confesser un minimum de goût pour cette communion à bon compte avec la brute en soi, le frisson de l'ensauvagement pour pas cher. Et bien sûr tout le reste, la chaleur du soleil et le souffle de l'air à même la peau, la pluie salée de sueur qui ruisselle, l'intensité tellement insistante de la faim et de la soif, la sensation après quelques heures de pédalage ou quelques kilomètres de côte, que l'on est passé de l'autre côté de la fatigue et de l'effort, comme désormais anesthésié, et que l'on pourrait poursuivre sans autre limite que la nuit qui tombera toujours. Le formidable sentiment de force, et celui, plus intense encore, survenant plus fortuitement, à la faveur d'une lumière ou d'un ciel, sentiment d'existence et d'appartenance immédiate au monde, sentiment d'y coller, d'y être pris, d'en être enveloppé. Se sentir sans contradiction absolument infime et dérisoire et pour autant porté presque aux dimensions des paysages que l'on traverse et des horizons que l'on se donne pour destination.
Tout ça m'a manqué, tout ça justifie bien des moments de découragement, tout ça mérite d'aller au-devant des inquiétudes et des timidités. Ce sera donc peut-être une semaine grise de pluie et d'aurevoirs mélancoliques, mais la griserie du départ aura tôt fait de tout dissiper.
Mon Dieu que c'est beau!La perspective d'une lutte que je n'aurai pas peur de qualifier de titanesque: l'homme seul, dans son effort, face à une nature déchaînée et hostile, dans un décor sauvage et
magnifique!
N'en néglige pas moins ton échauffement musculaire progressif et tes séances d'assouplissement après ton exercice quotidien.
Soit fort.
Bises des vantard(s) de Rennes
dimanche 7 mars
Chez Aztec, Golden Aztec, on ne tronque pas un nom aussi resplendissant, il y a six grandes tables, le guichet du bookmaker, et une décoration si novatrice et audacieuse qu'il lui faudra probablement quelques années encore pour être reconnue pour ce qu'elle est : un régal. Où ailleurs que chez Aztec côtoyer un puzzle encadré figurant l'effectif au grand complet du Bayern München saison 2002/2003, des bannières, écharpes et drapeaux de tous les beaux noms du football européen, des fresques et des vitraux à l'effigie du panthéon aztèque ballon en main, ainsi bien sûr que des téléviseurs écran plat dernier cri de confection turque ?
La rigueur et la curiosité exigeront certainement qu'un jour j'aille vérifier si quelque part au Mexique, dans un louable souci de réciprocité, quelqu'un a jugé bon d'ouvrir un Golden Kazakh, avec décor de yourte authentique et photos bienveillantes de Nursultan Nazarbaïev. Pour l'heure, je suis venu chercher chez Aztec mon plat de Lagman, les meilleures trouvées jusqu'ici, une bière russe, et un peu du réconfort d'un restau de quartier où j'ai fini, à force de shashliks de mouton, de kavkaski zakouski et d'assiettes de tchetchil, par me sentir chez moi.
Ce soir la télé est allumée, branchée sur une chaîne russe, soirée variétés. C'est la musique de la comédie musicale Notre-Dame chantée en russe qui m'a accueilli, et puis un choeur de soldats accompagnant une chanteuse entre deux âges, et puis encore un duo ukraino-biélorusse dans une reprise-adaptation de Maurice Chevalier, et puis maintenant un russe grimé en berger du Caucase, pelisse, moustache et casquette. Tout le monde sourit, tout le monde rit beaucoup, l'observateur perspicace perçoit évidemment combien les chansons d'amour sont déchirantes, combien les numéros comiques sont désopilants, combien les airs graves sont infiniment mélancoliques. Et tout cela fait un merveilleux exercice, puisque, façon karaoké, les paroles défilent en bas de l'écran.
J'en comprends assez pour bien saisir s'il s'agit d'amour heureux ou malheureux, puisque tout paraît se distribuer entre ces deux catégories. Et l'exercice est assez probant également pour me rappeler qu'à deux semaines de mon départ d'Almaty, je n'ai fait qu'effleurer mon sujet, et que je ne repartirai d'ici qu'avec de menus rudiments de russe. Des rudiments que j'ai eu un plaisir si vif à acquérir, et que je suis si fier d'emporter avec moi.
7 mars aujourd'hui, demain la Journée de la Femme, fériée dans toute l'ex-URSS, mon père qui arrive pour quelques jours ici, dans douze jours je fêterai mes trente-trois ans, peut-être attendrai-je encore jusqu'au 22, célébration de Nawruz, la grande fête perse et centre-asiatique du printemps, et puis il sera temps de laisser Almaty derrière moi. C'est sans surprise d'ores et déjà avec les yeux de la nostalgie que je regarde encore tout ce qui m'entoure ici.
Ce voyage, qui est aussi une succession de départs, me confirme cette évidence, que je ne laisse ni ne quitte rien ni personne sans tiraillement
Samedi 13 février
Dernière soirée hier avec Laetitia, qui a profité de ma présence hivernale pour visiter Almaty toute une semaine, une destination qui n'est pas nécessairement en tête de liste à l'heure de choisir où fuir l'hiver parisien. Et pourtant, n'est-ce pas ainsi que naissent les tendances ? Une option novatrice, un choix à contre-courant, un bon bouche-à-oreille, qui sait si dans dix ans...
bref, une dernière soirée tellement Almatienne !
Pour quatre euros, nous sommes allés assister à une représentation de Aïda à l'Opéra Abaï, un bâtiment néo-classique qui fin XIXème devait consoler les colons russes de se trouver si loin de Pétrograd, tout en lustres, dorures et colonnades, pilastres, frises et encorbellements, de quoi réviser son lexique. Le tout assez compassé pour qu'on ait peu de mal à imaginer une soirée de gala entre hiérarques brejnéviens un peu décrépits, sauf qu'en 2010 les ouvreuses arborent désormais d'étonnantes tenues turquoise, couleur du drapeau kazakh.
La neige qui fondait hier tombait par paquets du fronton et s'écrasait platement devant l'entrée, dans un bruit mou et étouffé.
Passage obligé par le gardrobet remise du nomirok, le jeton.
Il faut croire qu'à quatre euros la place au par-terre (partièr), deux euros au balkon, on vient assez détendu à l'opéra : on bavarde, on oublie son portable...
Sur scène en revanche, c'est bien l'opéra attendu, il n'y manque rien, foule de figurants et choeurs inclus. Radamès le général égyptien est russe, tout comme le pharaon, peut-être Aïda elle-même, comment savoir avec ce maquillage qui nous la fait éthiopienne pour un soir ? Le reste de la distribution est kazakhe, y compris les danseurs qui nous gratifient d'un interlude grimés en Africains, visage barbouillés, pagnes et sourire forcé, à la hauteur d'un minstrel show, Spike Lee a consacré un film à ce sujet, The very black show. Pour ma part j'apprends à l'occasion dans quelles conditions fut composé cet opéra, une commande du khédive d'Egypte pour célébrer l'inauguration du Canal de Suez. Et je ne peux réprimer un léger vertige à attendre chanter en italien, à lire les paroles qui défilent en russe, à penser à cette étonnante circulation des langues et des formes artistiques, qui visiblement ne date pas d'hier et ne semble pas, vu d'Almaty, aller en diminuant.
Pour le reste, une fois de plus, c'est le mystère de la musique qui agit, et l'émotion qui trouve son chemin d'acte en acte.
La salle semble contenir tout ce qu'Almaty compte d'expatriés, y compris un Anglais en bottes, manteau et toque de fourrure, que je ne peux m'empêcher de soupçonner d'être en train de vivre son fantasme russophile: il n'y a qu'un étranger pour en faire ainsi légérement trop, et paraître si heureux d'arborer tous les attributs, la panoplie complète, le costume russe version folklorisée. Son plaisir est communicatif, et une fois encore je me souviens que j'ai grandi en regardant avec curiosité un vieux manuel et un dictionnaire franco-russe, un livre de photos de Cartier-Bresson sur l'URSS, et les diapositives de mon père, qui quelque part au début des années 1970 allait faire je-ne-sais-quoi quelque part entre Moscou et Erevan. Ça ne peut pas être totalement fortuit que je me sois ainsi laissé enfermer ici par l'hiver !
Après cinq actes et trois heures d'Aïda, Dan, Aliya et Danile nous proposent de poursuivre la soirée plus loin, sur Satpaïeva, une brasserie qui fait restaurant, à moins évidemment que ce ne soit l'inverse. Un endroit encore, un endroit de plus, pour illustrer le grand écart que font cette ville et ce pays entre les signes les plus évidents de l'abondance, et le constant rappel de son incapacité à en faire profiter le plus grand nombre de ses habitants. L'endroit est superbe, trois étages de verre et de métal où tout est ménagé pour que depuis les salles la vue se porte sur les cuves et l'appareillage rutilant de la brasserie. À la manière de Beaubourg, même transparence qui révèle toute la machinerie de la cage d'ascenseur.
Comme c'est toujours le cas ici, la qualité du service semble se mesurer à l'empressement à se précipiter pour passer commande : deux minutes pour parcourir une carte interminable, quand bien même elle est en russe ET en anglais, c'est peu. Alors pour gagner du temps je me rabats sur ce que peut m'inspirer le nom des plats : ce soir c'est un jeu d'enfant, la carte des salades propose une salade Putin. Par prudence je m'assure que c'est effectivement un hommage au grand Vladimir. C'est bien le cas. Va pour la salade Poutine, et, à défaut de soupe Medvedev, je prends une brochette de porc, et tout le monde goûte l'audacieuse plaisanterie (pour les plus curieux, la Salade Poutine, exclusivité du lieu, est un délice : betterave, noix, prune séchée, céleri rave, grenade, je n'aurais jamais pensé à associer à d'aussi subtiles saveurs le nom de Celui-qui-va-buter-les-Tchétchènes-jusque-dans-les-Chiottes, je cite).
Pendant que Dan et Aliya n'en finissent plus d'esquisser les premiers pas de la romance qui les attend, Laetitia et moi bavardons avec Danile. Elle apprend le français, parle anglais mais elle est infiniment plus à l'aise en allemand. Elle a appris aussi l'italien, en Allemagne, comme de bien entendu. Après tout, Karlagash a bien appris le français en Lettonie, décidément tout est possible, et j'ai bien fait de prendre le parti de ne plus m'étonner de grand'chose depuis ces derniers mois. Aliya et elle, toutes deux kazakhes, parlent russe, comme c'est le cas dans les toutes les villes du pays. Il faut aller à la campagne pour que le kazakh, avec ses voyelles qui sonnent si proches des nôtres, trouve toute sa place de langue vernaculaire. Danile a travaillé trois ans à Moscou pour Air Astana, ses yeux verts parlent des liens que la Russie et les Kazakhs ont noué depuis plus de trois siècles. Elle vient de Karaganda, comme c'était le cas de Dmitri et Andreï, mes premiers hôtes à Almaty. Karaganda c'est comme une ville-goulag, il y fait en moyenne dix à quinze degrès de moins qu'ici, et les descendants de dizaines de milliers de déportés la peuplent. En conséquence de quoi on y trouve Allemands, Ukrainiens, Polonais, Russes, Baltes, Caucasiens, et une proportion démesurée de docteurs en ceci, de spécialistes de cela, d'ingénieurs et de scientifiques, Soljénitsine y est passé, et, n'était la tragédie qui a présidé à tout cela, on sourirait presque de voir aussi cocasse que cette armée de savants perdus entre la steppe et les mines de cuivre.
Une heureuse dernière soirée, qui s'achève sur une aventure policière qui vaut bien d'être racontée plus tard et qui justifiera sans peine le prochain épisode.
éh moi je trouve qu'il y a une invasion de vantard sur ton blog, alors dis leur une bonne fois pour toute qu'il n'y aura pas de buffet gratos et si le blaise et le gato se calment pas tout de suite,
je rentre en alternant tous les we en bretagne et a dole.
bon courage pour ce qui t'attend et dis moi des que t'es posé quelque part pour un peu de temps, je t'enverrai des produits du terroir (lundi matin j'ai mis un mont d'or dans le casier d'Assia
c'était sport!)
On pense à toi!
bisou bisousssss!
mardi 23 février
Dan, chez qui j'habite depuis bientôt près de deux mois, et vers qui va d'ores et déjà ma reconnaissance éternelle, travaille à Almaty depuis la rentrée scolaire de septembre 2008. Date à laquelle il a débuté la période kazakhe de sa carrière d'instituteur dans des locaux tellement neufs qu'ils étaient bien loin d'être finis. M. Maurice, Daniel Maurice, Dan, a été recruté durant l'été 2008 pour venir ici délivrer la plus britannique de la meilleure éducation : Haleyburry Almaty School. Cinquante millions de dollars pour les bâtiments, des programmes et une pédagogie importés à la virgule près de Grande-Bretagne, enseignement en anglais, jupe, blazer, cravate, coupe de cheveux réglementaire (pour les garçons, la nuque doit être dégagée, cheveux tirés en arrière pour les filles), visite du Président Nazarbaïev pour l'inauguration (Dan lui a serré la main dans sa salle de classe, il garde la photo sur lui, très efficace en cas de problème avec la police trop zélée !), visite de Gerhardt Schroeder (ex-chancelier, doit parfois y avoir des temps morts, alors on s'occupe comme on peut), du prince consort de je-ne-sais-quoi, du ministre anglais de ceci et de l'ambassadeur
plénipotentiaire de cela, et surtout de Beckham himself, photos encadrées dans le hall pour preuve.
Frais de scolarité exorbitants, équipements splendides, tableaux électroniques et laptops dans chaque salle, cantine à faire pleurer qui se souvient de la sienne en France, personnel pléthorique affairé à nettoyer chaque trace de pas, flotte de bus et de 4*4 avec chauffeurs pour le moindre déplacement en ville et même s'il le faut pour monter skier à Chimbulak le week-end, devises en latin aux murs, piscine olympique... bref, ça pourrait ressembler au collège Labeur-Poitevin de B.....t, dans le sens où on y trouve effectivement des profs et des élèves affairés à tenter d'apprendre et d'enseigner, mais un regard aussi affûté que le mien ne tarde pas à déceler quelques menues différences.
J'ai fini par devenir, pour une bonne moitié de la trentaine de profs de l'école, à force de partager leurs activités pédagogiques vespérales (bières, chachliks, billard, curry, Koniak, live music...), Dan's French Guy, certains même ont retenu mon prénom tellement imprononçable. Tant et si bien qu'hier Christine m'a invité à assister à ses cours de français.
Une ligne de plus dans cette liste un peu sotte mais qui se dresse d'elle-même, celle de toutes ces scènes, toutes ces choses à ne jamais oublier : ces enfants, kazakhs en majorité, mais aussi russes, anglais, turcs, canadiens, l'un était autrichien, une autre, estonienne, qui du haut de leurs dix ans jonglent entre trois ou quatre langues et braillent à tue-tête leurs chansons en français (je crois que je vais demander à Christine ses enregistrements...).
Une ligne encore : une fois par semaine, tradition anglaise, la journée commence, pour tous les élèves et tout le staff, par une assembly: dans une salle immense, tout ce petit monde en uniforme, professeurs en costume ou tailleur, sagement rangés, écoute le directeur anglais, de toute évidence un jumeau du Prince Charles, pontifier quelques minutes, avant qu'il ne cède la parole à l'hôte du jour. Hier, pourquoi, comment ?, une violoniste arménienne de passage ici avant une série de concerts en Inde, est venue parler quelques instants de son pays en anglais (pas pu m'empêcher de penser qu'il y a vingt ans kazakhs, russes et arméniens étaient citoyens du même Etat, et auraient parlé russe) avant de jouer quelques airs traditionnels. Puis elle s'est assise devant un piano à queue opportunément installé sur l'estrade. Quelques minutes de Satie. Mystère et magie de la musique, ou bien nerfs un peu fragiles, il ne m'a pas fallu quelques secondes pour frissonner, trembler et finalement pleurer, alors que derrière la baie vitrée la neige n'en finissait pas de tomber.
Je te lis toujours avec un intérêt d'autant plus grand que ta prose devient maintenant hebdomadaire ,qui était bimensuelle . Le séjour kazakh sera sans doute un grand souvenir pour toi . Quand la
route sera t elle dégagée pour reprendre ton vélo . Au fait avais tu gardé ta bache pour l' "assembly " so british .
papy JM
Mais que c’est bien écrit tout ça, bravo Xavier !
Et oui, notre école est bien anglaise, hein ?! C’est pas en France qu’on verrait un règlement sur la coupe de cheveux je pense ! Pas de jeans ou de baskets pour les profs ici. Dommage, tu n’as pas eu
droit à la chanson de l’école « Vivat Haileyburia! », il faudra que tu reviennes quand notre prochain invité sera de passage (on attend confirmation de la visite de Dom Joly, connu en G-B
http://www.youtube.com/watch?v=nDiWiR2dDlQ&feature=related ). Je te tiens au courant !
A bientôt.
Christine
Ce n'est ni SATIE ni la neige qui mettent les nerfs à fleur de peau . Mais une femme qui s'assied devant un piano à queue... Quelle émotion !!! Sois fort et entraîne toi, l'hiver touche à sa
fin.
Nous t'emmbrassons
les VANTARD'S de DOLE
Ravi de voir que la pédagogie ne te quitte pas, même à mille milles de chez nous !
mercredi 3 février
Imaginez un touriste, prenons-le américain ou japonais, venu de loin, dans un café parisien. Il a entre ses mains son précieux guide, ouvert à la page du plan de quartier, et se tourne vers vous pour se retrouver dans le dédale de nos rues qui, elles, sont bien loin d'être aussi parfaitement orthogonales qu'ici. Et vous ne pouvez vous empêcher d'apercevoir la couverture de son livre : "France", écrit en gras, avec peut-être un peu de bleu-blanc-rouge barbouillé quelque part, un code-couleur qui fonctionne toujours. Et, stupeur et amusement, une grande photo couleur qui s'étale, et qui exhibe, disons, une famille de métayers devant une ferme vaguement délabrée quelque part en Limagne ou dans le Berry. Ils posent, souriants, regards tournés vers l'objectif, trois générations réunies, peut-être la grand-mère a-t-elle pour l'occasion sorti du coffre une coiffe ou une étoffe à laquelle elle tient, le pater familias a ses plus beaux habits, et le petit dernier porte son costume de communiant. Derrière eux, derrière la bâtisse un peu trapue, un vieil âne, et un paysage de gâtines. Devant eux, sur la table, grosse table en bois massif, une tresse d'ail, du chou farci, une bouteille de pif (du Saint-Pourçain si l'on est effectivement en Limagne), un Opinel ou apparenté, et mettons-y peut-être un lièvre avec quelques plombs qui viennent de tâcher son pelage.
Question : qu'iriez-vous dire à notre affable touriste ? Tenteriez-vous au moins un sourire entendu pour lui suggérer que, peut-être, les éditeurs de son guide en ont fait un peu trop ? Ou partiriez-vous dans un bel éclat de rire ? Ou iriez-vous commencer à lui raconter, dans ce que vous ramasserez de courage et d'anglais, que, de fait, vous vous souvenez nettement, il y a longtemps, encore enfant, qu'il vous est arrivé, peut-être, de voir quelque chose approchant de cette photo ?
Transposons...
Vous avez désormais en main votre exemplaire du Lonely Planet "Asie Centrale", et même s'il n'a plus grand chose à vous dire sur Almaty, il n'en reste pas moins le seul plan vaguement utile de la ville que vous ayiez su vous procurer. Vous le dégainez alors que l'on vous indique l'adresse d'un bar à éviter à tout prix ("expats and VERY easy girls..."), d'un restaurant à Sushi ET pizzas, ou bien d'un parc. Et, stupeur et étonnement, nous retrouvons en couverture notre clique d'autochtones tout occupés à poser, mais cette fois ils ne sont plus ni berrichons ni bourbonnais, mais kazakhs.
Et tout y est : la yourte, les chevaux, la steppe et son vert printannier, tellement intense, les ondulations du relief jusqu'à l'horizon, le ciel d'un bleu si pur qu'on dirait celui du manteau de la Vierge sur une enluminure ou un vitrail (merci Photoshop), la chapka et le manteau en astrakhan, l'honorable vieillard au sourire retenu, très certainement un puits de sagesse immémoriale, d'adorables enfants, des tuniques en toile matelassée, couleurs mordorées, reflets moirés, si c'est pas de la soie ça y ressemble tant... La vieille femme porte sur un plateau de cuivre du kymiss, le lait de jument fermenté, du saucisson de cheval, les verres à vodka, des samsa et des tchibourek, à la viande de mouton évidemment. L'oeil averti remarque les dents en or fiérement exhibées, tant le sourire est ample chez elle. Belle image, sans âge, qui nous parle de nomadisme, d'hospitalité, d'une vie rude à force de se frotter à une nature qui domine encore les Hommes bien plus que ceux-ci ne sauraient la maîtriser. Une image qui nous parle de clans, de traditions immuables, d'une Asie des steppes pareille encore à celle qu'ont foulée Marco Polo, Guillaume de Rubrouck, Jean de Plan Carpin, toute la cohorte des marchands, des missionnaires qui partaient couvertir la cour des empereurs de Chine ou des khans mongols, toute la foule des espions, des rêveurs, des biznismen de l'époque. Une image comme nous voulons en voir, qui répond point par point à chaque idée que nous pouvons nous faire de ce bout du monde.
Une image qui aura bien fait rire, après les avoir fait sursauter, Aïnash et son impayable bande d'amis.
Aynash et sa clique, c'est la sophistication décontractée version Almaty, c'est la tranquille assurance de faire partie des nantis, d'être koultournyï parmi les koultourniïé (être koultournyï, c'est bien sûr être cultivé, être instruit, éduqué, c'est surtout un mot qu'il faut entendre en creux : le pas-koultournyï, le niékoultournyï , dans la plus grande ville d'un pays où l'exode rural est une réalité, c'est le cul-terreux, le plouc, le blédard, le rustaud, he's a true kazakh peut-on entendre dire le kazakh des villes à propos du kazakh des champs). Après X carafons de vodka, que l'on ne boit jamais sans tchetchil, un délicieux fromage fumé et séché, que l'on déchire en filaments comme une scamorza italienne, carafons et godets siphonnés méthodiquement, la clique d'Aïnash joue à se distribuer les porte-feuilles du futur gouvernement, Saule se réservant le rôle de First Lady. Se peut-elle qu'entre le futur président, Gaziz, fines lunettes, traits élégants, sourire à triple tranchant et humour acéré, et elle, regard vif, moue ironique et curieuse, il y ait plus que de la camaraderie ?
Saule, Gaziz, Leyla, Rouslan, Aygerim, quelques autres, Aynash me les a présentés, attablés au San Sirio, un bar qui diffuse le moindre match de football disputé entre Brest et Brest-Litovsk, décor qui pastiche le pub, un peu comme à Bijelina, Bosnie, ou bien à Ashgabat, Turkménistan, on n'hésite pas à baptiser English/Scottish/Irish/Welsh Pub un troquet sombre, débitant la bière au litre, aux murs couverts de vraies-fausses affiches de pub en anglais. "Nice to see you, Xavier ! Come have a seat amidst la crème de la crème" : en authentique frenglish, voilà la salutation qui m'a accueilli ce soir-là. Tous ont en commun d'avoir été jugés assez bons étudiants pour être gratifiés d'une bourse présidentielle et partir étudier, qui en Europe, qui aux USA (C. CH. A. en russe, j'essaie de m'y habituer). Il y a chez eux assez de dérision, assez de causticité, suffisament de lucidité et de lumineuse intelligence pour que jamais cette conscience sereine et assumée de sa propre valeur ne devienne arrogance ni complaisance. Je ne leur pardonnerai en revanche jamais de m'avoir fait boire infiniment plus qu'il n'aurait fallu : "d'un coup, si tu sirotes, c'est bien plus dangereux, allez, Za Zdarovié !", ne prenez jamais le conseil au pied de la lettre...
Alors, qu'est-ce qui fait le lien entre mon aimable photo et ces gens, qui parlent russe entre eux et en famille, et avouent un peu gênés qu'ils comprennent le kazakh mais le bredouillent mal et très rarement, qui travaillent pour l'ONU, dans un ministère ou bien dans la banque, qui manient tous trois ou quatre langues, et qui ne montent probablement pas plus à cheval que moi ? L'Identité Nationale, elle n'a pas l'air moins problématique ici qu'ailleurs, comme qui dirait.. Et pourquoi, après tout, faudrait-il que les choses ici soient moins complexes, mouvantes et composites qu'elles ne le sont sous nos cieux ?
Allez, un blâme à Lonely Planet pour son cliché !
Et ben propose-leur un p'tit débat sur l'identité nationale kazak! Étant donné ce que tu nous as raconté des différents peuples, groupes ethniques ou autres ensembles de populations ayant des points
communs, ça risque d'être assez intéressant...
On t'embrasse fort.
Et désolée pour le Lonely Planet, bible du BackPacker, ils n'avaient rien d'autre au Vieux Camp!!!
Lundi 25 janvier 2010
Ce pourrait être les semaines les plus libres de ma vie: un temps absolument indéterminé, aucune autre contrainte que les bribes de programme que je me donne, en toute souveraineté. Chaque jour,
comme une nouvelle page blanche ne peut être que ce que je décide d'en faire. Il ne se passe et ne se passera rien ici que je n'aie moi-même choisi, entrepris ou tenté, ni rencontre, ni visite ni aucune activité sinon celles que j'aurais imaginées. Terrible responsabilité que celle de faire de cette totale disponibilité autre chose qu'une expérience du désoeuvrement et de l'ennui le plus morne !
Que faire à Almaty ?
Chacune de ces étranges journées où la température ne cesse d'osciller entre un terrible – 20 ° et un 5 ° étrangement doux est en passe de faire de moi la personne la plus imaginative et la plus ouverte qui soit : la moindre idée, la moindre proposition, la moindre possibilité, je l'accueille, je la chéris, je la cultive. J'ai désappris à dire non !
Une journée à la patinoire olympique de Medeu, I'm in ! Du ski à Chimbulak ? I'm your man ! Soirée billard ? Kaniétchna, ia boudou ! Un concert de jazz dans un hôtel tape-à-l'oeil ? Count me in ! Un verre ici, un dîner ailleurs, un curry là-bas, des chachliks demain, et jeudi une blanquette ? J'en suis ! Des cours de français à Yelena le mardi à 13 h30 ? Obviously yes ! Marina et Nataliya le vendredi ? Certainly I will, why wouldn't I ? Randonnée dans la montagne ? Awesome ! Rencontrer l'attaché culturel du consulat pour contacter des hôpitaux locaux ? That's a brilliant idea ! Un verre avec X, un café avec Y, une galerie d'art, une expo d'artisanat, la section propagande du musée des Arts et Traditions Populaires ? Tout, tout vous dis-je !!
Et pour le reste de mes heures, celles où chacun, du lundi au vendredi, ne jouit pas de cette parfaite disponibilité qui est la mienne, je me lance dans cet épuisant autant qu'exaltant face-à-face avec la grammaire la plus retorse à laquelle je me suis jamais frotté !
Mon plaisir est d'autant plus vif que pour corser la chose, et par goût du beau geste, j'utilise les manuels de Dan, my most exquisite flatmate, manuels rédigés dans un anglais irréprochable, c'est bien le moins ! Coup double, je sais désormais dire racine du verbeen anglais, il ne sera pas dit que je sortirai ignorant du territoire kazakh quand l'heure sera venue !
La grammaire russe...quand on pense que l'allemand se traîne la réputation d'être une langue compliquée... La grammaire russe, pour tout dire, elle me suggère des causes supplémentaires à l'échec de la voie communiste en URSS : peut-on réellement attendre des mêmes personnes qu'elles construisent un avenir radieux ET qu'elles se dépatouillent avec six cas grammaticaux, des signes mous, des voyelles flottantes, des verbes à double aspect, trois genres, un masculin inanimé, des mouillures de partout, des i brefs, infiniment trop de consonnes, et des préfixes qui vous transforment un mot en son contraire en moins de temps qu'il n'en faut pour réussir à prononcer ochtchouchtchéniya ? La fin de l'URSS ? On ne m'empêchera pas de penser que ces braves Lettons, ces débonnaires Géorgiens et tous les aimables Moldaves, après deux ou trois générations à patiemment tenter de s'y retrouver entre instrumental et prépositionnel, ont tout bonnement fini par déclarer forfait ! Quant aux farouches Afghans, à l'heure de pointer le missile Stinger vers l'hélicoptère soviétique, qu'ont-ils réellement en tête, la sauvegarde de leurs libertés, ou bien plutôt la peur panique d'avoir à apprendre une langue qui utilise six verbes différents pour dire "aller" ?
Jugeons plutôt de la poésie fantasque de cette langue qui feint d'obéir à des règles quand de toute évidence elle n'a pu naître que des mauvais cauchemars de chamans sibériens : un journal, adinjournal, merveilleux, on est au nominatif, jusqu'ici tout va bien... attention, j'ajoute quatre journaux : cinq journaux, donc piatjournalov (oui, cette terminaison en "of", tellement emblématique, celle par laquelle on transforme le patronyme le plus prosaïquement français en celui d'un personnage de Tchékov, infiniment plus sophistiqué, Ksavié Alekseïevitch Ioulliénov, on m'enlévera pas de l'esprit que ça sonne bien...), et là hop hop, on est passé au pluriel, rien de plus normal, mais en chemin on a également jugé bon de passer au génitif, le cas qui marque la possession ou l'appartenance. Pourquoi pas, après tout ? Comme disait le Président Mao, "chacun fait ce qui lui plaît" ... donc littéralement c'est comme si on écrivait "cinq des journaux", autrement dit, considérant l'ensemble formé par tous les journaux réellement existants, j'en distingue cinq, appartenant au dit ensemble, donc "cinq éléments de l'ensemble des journaux"...
mais retranchons plutôt deux journaux ! Trois journaux, et c'est là où soudainement la beauté pure fait irruption dans cet exposé passablement terne ! Trijournala, pour des raisons mystérieuses, mais que je ne peux imaginer que secrètement liées à la Kabbale ou bien encore à l'architecture cosmique dans la mythologie des peuples de la taïga, nous fait basculer au génitif singulier... vertige de la déclinaison !
quiconque lit ces lignes est déjà dans la sidération, mais poursuivons : avec un, nominatif, avec deux, troisou quatre, génitif singulier, avec cinq et la suite, génitif pluriel. On pourrait clôre le chapitre, mais ce serait se priver d'une expérience linguistique bouleversante ! Allons jusqu'à onze : génitif singulier ! Douze, idem... quinze ? Génitif pluriel ! Trente-deux ? Singulier... c'est-y pas fantastique ?
Quiconque a le moindre début d'explication est évidemment invité à m'en faire part (par explication, j'entends des raisons qui ne fassent référence ni au chamanisme ni à la mystique du monachisme orthodoxe).
Pour être parfaitement honnête, je dois admettre qu'à me retrouver bredouillant devant des gens qui me somment de me justifier de chaque aberration de la grammaire française, je trouve bien des excuses à la langue russe... Les arcanes du subjonctif valent bien une plongée dans les mystères de l'imperfectif !
Et, confession pour confession, la langue est si belle, elle convoque un imaginaire si puissant, et c'est un plaisir si vif que de progresser chaque jour, de sorte qu'hier j'ai pu proclamer à la face du monde: "j'ai faim", "mnié galodna", thème-prédicat, un tel plaisir donc, que bien des peines s'en trouvent justifiées.
Pourquoi je cherche du regard une boîte de doliprane? Tu n'as pas pu t'empêcher de mettre en parallèle linguistique et Afghanistan, tes neurones sont flippants... Est-ce que ce serait trop demander une photo de la patinoire? œuf corse no!
En te lisant , je me dis : que les enfants ont de la chance qui apprennent cette linguistique de façon toute empirique et nous qui transpirons pour en approcher . Courage Ksavié tu as encore le mandarin au cas ou tu ne saurais plus quoi faire . A bientôt
La langue russe, ça me fait un peu penser à l'ensemble de tous les ensembles qui ne s'appartiennent pas eux-mêmes. (Petit exercice de logique : déceler là-dessous la gigantesque
contradiction...).
Toujours un très très grand plaisir à te lire, Ksav'.
BOLDJEMOY camarade Xavier,si tu veux vraiment te fendre la gueule, passe au traducteur de russe dans l'ordi quelques pages de Dostoievski ... Le délire !!! soit fort et bosse ton russe .
Boljemoï,
Les exercices intellectuels, c'est bien, mais ne néglige pas tes superbes mollets gagnés de haute lutte contre les sommets des carpates...
soit toujours fort et pratique tes exercices régulièrement....
Très bon, je fais suivre ton texte à des connaissances russophones...
T' aurais du opter pour le Guide du routard , Lonely planet...beaucoup trop rural !!!
soit fort et bosse ton kazakh !
21 janvier 2010
Gabrielle est rentrée d'Ouzbékistan, au plus profond d'elle très probablement d'aimables souvenirs, et très certainement un de ces virus qui se cachent parfois dans le meilleur des plovs . De ceux qui mettent quelques semaines à incuber, et vivent leur printemps exubérant à l'heure où l'on aimerait s'envoler pour Almaty, Kazakhstan. Il y a une semaine la Turkish Airlines nous a réunis, mais c'est moi qui ai eu la joie de manger tavuk et patlican à 10 000 pieds, au-dessus de la Caspienne.
Le récit d'Almaty, de trois semaines à y chercher sa place, il s'écrit donc à distance, loin des Tian Shan, dans un TGV qui descend vers les Alpes.
Arriver à Almaty ç'a d'abord été le soulagement de ranger vélo et carriole sur un balcon et de les y oublier. Plus de course contre la nuit qui tombe, plus de rustines, moins de sueur, moins de crasse. Ç'a aussi été, et ce le sera à nouveau dans quelques jours, se confronter à ses pires idées géniales.
Idée géniale : partir en juillet m'oblige à passer l'hiver à l'arrêt, formidable, Almaty sera l'endroit follement exotique où attendre quelques mois, la steppe à gauche, la montagne à droite, la neige partout. Rêve : je possède la souplesse requise pour m'y couler, je parlerai russe par infusion, sans douleur, et chaque heure trouvera toute seule son meilleur emploi.
Que deviennent les pires bonnes idées à Almaty ? Que reste-t-il de la désinvolture mi-crâne mi-exaltée à l'heure de vivre son fantasme ?
L'heureuse nouvelle, et depuis Istanbul je le soupçonnais, c'est que sous les auspices du miracle Couch Surfing on peut débarquer le lundi matin dans une ville de deux millions d'habitants, y trouver un toit provisoire pour la semaine et le dimanche un autre pour quatre mois, y rencontrer assez d'amis pour parler anglais à toute heure et se risquer tant soit peu au russe, et même un Rennais en transit pour Urumqi pour enfin retrouver sa langue.
L'impéritie se voit ainsi récompensée de la plus belle manière, prime à l'improvisation.
Plus délicat, gagner le droit de rester au-delà du mois de séjour autorisé, visa touristique simple entrée obtenu à Tashkent. La quête d'un nouveau visa fut l'occasion d'une première visite dans les locaux de l'OVIR, la Police des Migrations, 20 guichets, des horaires de service fantasques, une approche renouvelée de l'art d'attendre en file, un affichage bilingue russe-kazakh qui pousse plus loin encore l'expérience de l'incompréhension, ces mêmes casquettes soviétiques décidément trop grandes, une foule composite qui balance entre lassitude morne, sourires compatissants et soliloques séniles de ceux qui se souviennent que tous avaient il y a vingt ans les mêmes passeports.
J'y ai au moins trouvé cette première fois le secours d'un Turc assez russophone pour m'assurer que mon visa n'était en aucun cas renouvelable. Une seconde fois, puis une troisième, je suis retourné dans ce vestibule du dernier cercle de l'Enfer, ou, pour garder un peu de mesure, ce lieu effrayant où l'on peut prendre la mesure de ce qui se passe dans certaine préfecture de police à l'heure de prolonger certain titre de séjour, ou bien encore dans certain consulat dès lors que l'ami serbe, turc ou ouzbek se met en tête de pénétrer la forteresse Schengen. Faut-il dire que toute l'aide reçue, une fois de plus, de compagnons d'infortune infiniment plus russophones que moi ne changea rien à l'affaire ?
Un temps j'ai pensé que je me tirerais d'affaire en faisant le détour par Bichkek, capitale du Kirghizstan voisin, pour y faire établir un nouveau visa. Et je me suis souvenu de tous ceux qui depuis des mois m'ont soutenu dans la préparation de ce voyage, et j'ai donc envoyé le plus poignant des messages, à la Ligue contre le cancer, à la Française des Jeux, et même à mon père qui feint encore de travailler à l'Aviation Civile, quand chacun sait, a su ou devrait savoir qu'il n'eut, n'a et n'aura de vraie carrière qu'au service de la DGSE, comment autrement expliquer qu'il sache si parfaitement compter de 1 à 10 en russe, on vous le demande. Il y eut donc des présidents, il y eut donc des généraux, il y eut donc assez d'étonnants et décisifs échanges de message, des plaidoyers assez convaincants, pour que le consulat de France à Almaty mobilise son énergie, ses compétences, une voiture et une interprète, de sorte que je me retrouve désormais en possession d'un visa résolument hors catégorie. Toute ma reconnaissance va à mes bienfaiteurs, ceux que j'ai rencontrés, et ceux qui dans l'ombre ont comploté pour me permettre de rester ici dans les meilleures conditions.
Il est temps de clore ce bien long récit. Dans le prochain, nous apprendrons ce que signifie une température de – 20 ° c, nous découvrirons plus avant un pays où il n'est d'étudiant qu'en finance ou en marketing, où l'on s'accorde à penser que le meilleur rempart contre la corruption est encore le maintien au pouvoir du plus riche, puisqu'il n'a plus de raison de se servir, et nous nous émerveillerons devant l'étonnante cruauté de la grammaire russe.
Heureux de te retrouver, maintenant sur ton blog ! Ainsi que les dernières péripéties, mais comme dans les bons films, ça finit toujours bien.
C'est marrant, j'ai bien pensé à toi cet après-midi où j'étais aux "Conta", et beaucoup en étant assis sur le télésiège qui monte à l'aiguille croche, bien évidemment... Porte-toi bien et
raconte-nous la suite vite !
Mardi 1 décembre
Donc voila Almaty, la pomme du pere ou le pere de la pomme... pour qui parle turc.
En guise de panorama grandiose sur la montagne au sud de la ville, j ai eu pour ces derniers 30 km ce matin une brume qui laisse le secret inviole.
Je suis donc arrive, c est aujourd hui la fin d une premiere partie du voyage. Je me sens bien incapable de dire ce que ca m inspire, car la premiere et seule certitude est que je suis dans un
bel etat d epuisement. Je donnerais tout ou presque pour une sieste, mais ce n est que ce soir que je retrouve Andrey au Coffeedelia, j attendrai donc encore un peu pour m effondrer.
Les deux derniers jours sur la route ont ete une belle derniere epreuve.
En quittant Korday ou ma quete d une chambre a air m a retenu deux jours, il me restait 200 km et un col a franchir. Je n ai reussi le premier jour a en faire que 60, sur une route qui grimpait
au col me laissant tout loisir d admirer la montagne toujours plus majestueuse. Sous un beau soleil froid, le temps etait ce jour au vent, le vietir, ca fait partie des mots que j ai vite fait d
apprendre, un vent qui souffle de l Est, quelle idee ! quand on a grandi en France on sait tres bien qu il n est de vent que d Ouest, du Nord passe encore, mais de l Est... Et ici, un vent qui
souffle du Nord-Est, suffit de regarder la carte, il ne peut venir que de regions bien trop siberiennes a mon gout. Vent glacial, vent violent, vent regulier jusque dans la frequence de ses
bourrasques et des derisoires repits qu il te menage parfois, comme pour te faire sentir ce que pourrait etre ton sort s il cessait enfin de te le pourrir... Comme le froid, le vent devient vite
un ennemi intime, alors on l injurie, on le maudit, on se sentirait presque monter les larmes aux yeux a force d impuissance, car comme le froid il est inexorable, il peut durer indefiniment. Tu
peux hair la cote, la pente, mais face a elle le combat est toujours gagne d avance, la seule question etant le temps qu il te faudra pour l effacer, pour la vaincre. Mais le vent, rien, c est a
recommencer a chaque tour de pedale, d un coup il efface ton effort, il menace de te faire tomber.
Passe le col, apres 6 km de glissade a plus de 50 km/h, mordu par l air froid, le vent enfin tombe sur l autre versant, incapable de poursuivre sur une route ou la prochaine ville etait a plus de
60 km, j ai eu le bonheur de trouver un cafe au milieu de rien. J ai devore un repas chaud et avale un bon litron de the bouillant, en me placant le plus pres possible du convecteur qui crachait
un air brulant. Bien determine a ne pas faire un metre de plus sur mon velo, j ai demande si le cafe faisait aussi gastinitsa, et la reponse fut un non qui affectait a peine d etre navre. Une
fois encore, et je suis assez loin d en etre fier, j ai maudit ces braves croquants qui me laissaient repartir defait sur mon velo dans le froid.
je n avais pas tot fait de remettre un pied dehors que le meme type est venu vers moi, m a pris par le coude et m a dit qu ils avaient un wagonski ! un wagonski ? hein ?
il m a montre. Un wagonski, c est a mi-chemin entre l Algeco et le container, fort aimablement reamenage en un interieur douillet. Mais le wagonski etait ferme, et il n avait pas la clef,
klioutch, un de ces mots qui fait tout le comique de la langue russe.
J ai compose alors ce regard implorant auquel je dois tant de mes succes, et lui ai demande si je pouvais au moins planter ma palatka sous un arbre.
ce qui fut fait, profitant des dernieres minutes de jour. Pousse le zele et la prevoyance jusqu a mettre en place le duvet, le surduvet et le sac a viande en soie a l avance, me doutant bien que
ce serait assez penible a faire de nuit, quelques heures plus tard.
Et quand quelques heures, quelques plats et quelques litres de the brulant plus tard je suis alle me coucher vaguement anxieux, l homme du wagonski etait la. Consterne d une idee aussi aberrante
que celle de dormir sous la palatka. Il m a conduit dans son wagonski, ses 4 metres carres ou une plaque de cuisson en fin de vie lui servait de chauffage, et m a dit d y dormir, lui pouvait bien
dormir par terre.
Permettez la parenthese. La pauvrete, je finis pas de la croiser depuis que je suis en Asie centrale, bien plus que je n aurais pense, bien plus que je n aurais attendu de regoins qui il n y a
pas si longtemps etaient partie integrante de l autre Superpuissance, bien plus que je n aurais imagine, grand naif que je suis encore, de pays tous plus ou moins gaves de ressources naturelles,
a commencer par des hydrocarbures en veux-tu en voila. Mais cette pauvrete c est le plus souvent la pauvrete "au village", une pauvrete qui a son passe de pauvrete, une pauvrete qu on vit
en famille, une pauvrete partagee, une condition commune, subie ensemble depuis toujours ou presque, une pauvrete dont on peut penser qu elle se resorbera a force de promotion sociale, d
instruction des enfants, de modernisation des campagnes, que sais-je encore.
Mais il y a une autre pauvrete, qui ce soir-la faisait de mon wagonski l endroit le plus poignant de mon monde. Une pauvrete individuelle, une pauvrete de la decheance, de l isolement, enduree
seul, une pauvrete qui est celle de trajectoires rompues. Cet homme pouvait avoir 50 ans, peut-etre 60, habille en treillis, ancien combattant de l Afghanistan, russe, perdu dans cette campagne
kazakhe qui est aussi purement kazakhe que les villes sont melees, russes, kazakhes, turques, ukrainiennes, coreennes, et meme allemandes, tatares, tadjikes, polonaises et plein d autres
surprises. Je ne sais pas plus de cet homme, ni de beaucoup croises au fil des jours, mais toujours un regard brise, une tristesse proprement insondable, des gens que le reflux de l URSS de toute
evidence a laisse brises et seuls, comme echoues, en des lieux ou ils n ont pas plus de raison d etre ni d attaches qu ils n auraient de moyens de les quitter.
Un homme adorable au demeurant, curieux de mille choses a propos de mon voyage, et grace auquel ce soir-la pour la premiere fois j ai eu le sentiment de commencer a progresser un peu en russe...
disons que ce soir la, pour fuir dans la dignite une hospitalite desarmante que venait neanmoins ruiner l odeur proprement insoutenable du wagonski (et clairement je ne sens pas pourtant moi-meme
la fleur d oranger), j ai trouve quelques mots pour lui dire que je devais absolument tester mon materiel en prevision de l hiver a venir, et que naturellement je trouverais refuge dans son havre
si ledit materiel s'averait en cours de nuit insuffisant (j ai probablement utilise une tournure nettement moins alambiquee en russe).
Hier 3 décembre c'était ta fête. alors comme on dit au pays
ZORIONAK ZURI
Xavier, lui aussi un grand voyageur............
Bon courage.
C'est des larmes dans les yeux que je termine de te lire... (et ce vent, je le connais bien, il vient nous em*erder jusqu'à Berlin, se glisser sous le tissu des pantalons, nous raidir toute la physionomie, nous rougir les yeux... à ceci près tout de même qu'il s'est certainement affadi en passant par les avenues, en contournant les immeubles berlinois... et que bon, nous, nous ne sommes ni en altitude, ni - normalement - à vélo...)
Ca faisait un petit peu de temps que nous t'avions lu et le plaisir est grand de retrouver ta prose ... Sois toujours fort et ne lâche rien !Nous pensons bien à toi.
LES VANTARD'S
Salut Xavier,
Bravo pour cette première partie de voyage menée avec courage et enthousiasme.
On te lit toujours avec plaisir, partageant un peu de tes aventures tout en demeurant bien au chaud dans notre appartement vincennois.
Ta prose est toujours écrite comme dirait une vieille connaissance et tes photos superbes.
Repose-toi bien à Almaty. On t'embrasse
WIDE WILDE WHITE WEST
cher tonton,
on est maintenant en suisse, avec ses coucous et ses anciens minarets; très joli;
tant pis pour almaty, ça sera pour la prochaine inter-saison peut-etre;
dans le camion il fait aussi froid que chez toi, alors ça me permet de comprendre
ce que tu vis;
mes parents m'ont acheté une « tutut »; ils s'imaginent que je prends ça pour une tété de ma maman;ils sont vraiment débiles; grand-père m'a dit que ça n'était plus de mon age
mais de ne rien leur dire car ça leur faisait plaisir; alors je ne dis rien et je fais semblant;
bon, je te laisses, j'ai faim et il faut que je pleure très fort pour que maman m'entende et que je puisse avoir ma tété; c'est pas très varié mais toujours meilleur que tes goulash ou lait caillé de
yak.
Ils m'ont aussi parlé d'un père Noël qui arrivait de très loin dans la neige(peut etre d'encore aprés Almaty); je te raconterai...ça m'a l'air encore des histoires pour bébés.
Je te fais plein de bisous baveux ( j'ai pas encore toutes mes dents)
Le kazak sur son cheval n'a pas besoin de chambre à air .
(Proverbe Kazak)
Depuis peu j'ai mon petit ordinateur qui ne prend pas de place sur mon tout petit bureau pour moi qui ne prend pas beaucup de place dans l'avion entre autre. En somme un avantage. Au Sénégal la premiere semaine ce fut la descente sur un bateau le Bou el Mogdad rehabilité par un français et nous descendons lentement de Podor un ancien comptoir jusqu'à St louis du Sénégal. Ce soir sur Arte reportage de ce parcours. Deuxième semaine avec deux autres couples nous étions dans le Siné -Saloum sur une ile dans une maison sans eau avec groupe électrogène . Normal nous venions pour contribuer à des installations station d'épuration puits onduleurs à la poste .Nous avons vécu un peu à la Robinson Crusoe! François a failli craquer car il y avait un hotel en longeant la plage!.. Mais finalement il est resté avec nous ouf. Que te dire ce retour en Afrique laisse songeuse car il y a pour moi beaucop de paradoxes. La mondialisation transpire et l'on n'est pas fier.... Les déchets envahissent et ne sont pas maitrisés comme chez nous. La situation est alarmante. Les ONG font du travail mais c'est dur d'impliquer les gens sur place. On a pu le constater tracteurs tout neufs mais non utilisés pneus à plat! Champ d'onduleurs offerts par les chinois et jamais utilisés! En revanche, notre Petite ONG a ses correspondants africains et j'ai été époustouflés par Eugène un africain de 70 ans qui est très européen pour analyser l'Afrique et qui ne renie pas l'ame africaine. Les contacts humains étaient très sincères. Après tout pourquoi imposer toujours nos manières? A Dakar maintenant il y a des panneaux publicitaires énormes Nescafé le controle des naissances " espacez les naissances oui vous aurez plus de bonheur" d'accord mais vous aurez plus de bonheur pour eux quel sens? Voilà de manière un peu désordonnée mes impressions. Moi qui suis allé plusieurs fois sur ce continent, j'ai ressenti que nous n'apportions pas forcément la solution. Dans un autre registre, on s'est régalé de transports en pirogue et de poissons grillés sur la plage accompagnés d'oignons délicieux. Voilà un aperçu bien différent de là ou tu es. Merci pour ta réponse et à bientot grande admiration de ma part . Affectueusement Françoise
Salut vieux moiz,
Plus beaucoup de temps avant que ta dulcinée arrive... Ici à Paris on ramolli un peu sur les bonobos, brefs on se met en mode hibernation du foie en attendant ton retour ainsi que celui des pintes
voyageuses.
Gros becs!
mopette
Bonjour, Bonjour XAVIER
Que deviens-tu?. Plus de nouvelles depuis ton arrivée à ALMATY.
Tout est-il gelé?????. C'est le cas en France actuellement; brutalement
le froid nous est tombé sur le dos..... Nous sommes tous dans
l'attente de quelques nouvelles sur ton blog.
Noël approche, alors JOYEUX NOËL, ZORIONAK ZURI .C'est un peu
pour des souhaits mais "vieux moutard que j'aimais"
A bientôt de tes nouvelles.
En cette période où nous placions traditionnellement nos retrouvailles Part-1, un vide se fait sentir mais nous pensons toujours très fort à toi. Le froid est bien là aussi mais pas trop la neige, en fait. On t'embrasse ! !
bonjour Xavier,
je m'appelle Vincent Laborde, actuellement hospitalisé
pour une tumeur au nerf optique droit à l'IGR.
Je vous trouve très courageux de parcourir ce voyage dans des conditions si difficiles. Je souhaiterais que vous
m'appreniez à parler le russe pour connaître une langue supplémentaire. Je connais déjà: "da" "ne" et c'est
tout ce que je connais.
vous tâcherez de me tenir au courant de la suite de
votre périple.
Vincent
Привет дядя (salut tonton)
bon, ben il ne se passe plus grand chose sur ce Blog! Alors Pépé a commencé à m'apprendre le russe; ça lui rappelle son service militaire et l'URSS. Il dit que ça peut toujours servir...;avec mes
petits doigts c'est pas simple, surtout pour trouver les caractères russes!
Il m'a aussi raconté que le père Noël est passé te voir à Almaty et qu'il t'a enmené dans son traineau avec une interprete et un chauffeur pour chercher des papiers, vu que tu étais sans-papier? Je
veux bien croire que c'est vrai mais s'il doit etre à Outrechenais le jour de Noël, il va devoir pédaler très vite sur son vélo. En tout cas, ça sera super de le voir, meme s'il arrive un peu
aprés....faut dire que chez nous, c'est la cata avec la neige; y'en a partout et on a du mal à sortir du chalet.
Tante Loulou est venue pour les vacances au chalet; je crois qu'elle m'aime bien car elle arrete pas de me faire des papouilles, alors je lui fais des grands sourires et elle est contente. En fait
elle est aussi venue aider ma maman à s'occuper de moi vu que mon papa a du reprendre son travail dans la neige....
voilà, en attendant de te revoir, Любовь и поцелуи (ça veut dire grosses bises)
et До свидания (ça c'est au revoir)
Bonjour Xavier
A défaut d'avoir de tes nouvelles nous en avons quelques unes de la famille; voir
message numéro 12. Nous sommes en manque depuis ton arrivée à Almaty.
A Paris nous vivons dans immense chaos dans les transports;
RER A en grève depuis 2 semaines
RER B en grève pour soutenir le A
RER C a déraillé entraînant la fermeture totale de la gare d'Austerlitz
EUROSTAR 5 rames en panne dans le tunnel entraînant l'ire de Sarko.
Tu imagines. En plus la moitié de la France gèle sous 2 cm. de neige.Et je ne te
parle pas de ce qui tient la France en haleine: l'affaire Halliday. et toi, et toi pendant que deviens-tu???? JOYEUX NOËL
et à bientôt sur le "net" M-H
lundi 23 Novembre
je crois decidement que ca me plait bien plus de raconter mes journees plutot que d essayer d elucubrer je ne sais quoi sur le Registan de Samarcande ou le Minaret Kalon de Boukhara. Et c est encore le meilleur moyen de lutter contre la terrible certitude que l oubli emportera le plus gros de ce que je vis heure apres heure.
Alors peut-etre il faut essayer de suggerer le mieux possible ce que parfois je perds de vue,a rencontrer au fil de la route tel qui arrive de Chine apres avoir traverse l Amerique Latine, tel
autre qui fait la meme chose que moi avec un budget de 6 euros par jour et ne peut donc se payer l hotel qu en derniere extremite, ou encore celui qui raconte ses aventures a la frontiere du
Rwanda et de la RDC... Oui, on rencontre toujours plus barre que soi, mais malgre tout, n ayons pas peur de dire : c est excessivement difficile. On peut prendre la chose par l autre bout de la
lorgnette, s emerveiller de voir comme tout se deroule a merveille, comme chaque probleme avec le velo s est toujours solde miraculeusement, comme in fine un sauveur m est toujours apparu pour m
extraire de chaque orniere, comme toutes les frontieres ont ete franchies aussi simplement que s il se fut agi de quitter le Cantal pour entrer en Aveyron, on peut bien sur se rejouir de trouver
son corps qui repond toujours et qui puise je ne sais ou une energie folle sans cesse balancee a grands coups de cuisse dans les pedales... Mais ca c est l artifice du recit, c est le propre des
phrases que l on ecrit apres. Apres, quand toutes les peurs ont ete soldees, quand on a degonfle toutes les angoisses.
Mais heure apres heure, combien de peine, combien d inquietudes, pour des broutilles le plus souvent, et pourtant. Pourrais-je passer la frontiere sans embuche, serais-je fouille, me
confisqueront-ils mes devises, a quel point ce changeur de Sums en Tenghi m a-t-il escroque, moi qui ne connais le cours ni de l un ni de l autre et qui ait tellement la gueule du pigeon, ce soir
un bon samaritain sera-t-il la pour me loger, est-ce que j ai eu raison de me fier a mon instinct et de prendre cette route, en l absence de tout panneau, mon ventre va-t-il tenir apres cette
soupe au gras qui sera peut-etre celle de trop, et si ce soir je devais dormir sous la tente, tiens, le pneu n est-il pas en train de lacher, et merde il va falloir regler la tension du cable de
changement de vitesse, ca patine encore, et merde qu est-ce que je fais si je foire le pas de vis a force de triturer ce boulon trop souvent, et comment je ferai a Almaty pour trouver une chambre
a louer, et les Chinois, ils vont me le donner ce visa, et est-ce que je pourrais entrer au Xinjiang, et si je faisais ma demande a l ambassade de Bichkek, peut-etre ca se passerait mieux... et
mes fringues qu il faut laver et qui seront gelees bien avant d etre seches, et la neige, quand est-ce qu elle va me bloquer, on l annonce a Taraz... ca et plein d autres choses encore...
et puis bien sur le froid, encore et toujours, que je ne peux comparer qu a celui de certains mauvais jours dans une station de ski, sauf qu ici les remontees mecaniques, le tire-fesse et l oeuf,
c est moi... et qu il est guere question de renoncer a skier pour aller se planter devant un vin chaud. que dire de ce froid ? que le pire est a venir ? merci... qu il est sec et donc plus
supportable ? a d autres ce genre de consolation ! qu au moins le ciel est beau, pur et degage ? peut-etre... on en ferait presque une personne de ce froid, on lui preterait un caractere propre,
qui serait... tiens, froid justement... inexorable, determine, minutieux, patient, precis, regle comme une horloge, attendant ses meilleures heures pour vous saisir, certain de gagner... c est
tout de meme une experience nouvelle pour moi que de voir geler l eau, l autre matin que je cherchais les fuites sur ma chambre a air, avec une bassine d eau qui prenait en glace des que je
cessais de l agiter (on se croirait dans un exercice de physique...). le delice d y plonger ses doigts...
donc, donc, donc... c est tres dur, merci, vous venez de prendre part a un magistral enfoncage de porte ouverte, ne dites rien, tout le plaisir etait pour moi. A mon compte-tours j aimerais
parfois ajouter un autre qui ferait la somme de toutes les joules que je lance dans la partie... je suis a peu pres sur qu entre le pedalage et la chaufferie pour me garder pas trop loin des 37
et quelques degres reglementaires, j aurais vite fait d affoler le cadran. Mettons a part tout le masochisme de l affaire, c est assez grisant de se sentir aussi evidemment apparente a une
centrale thermique ! Je continue donc de me gaver de gras et de sucre, les deux ensemble si possible, saupoudres d oukrop (l aneth, c est decidement confirme, c est mon herbe preferee et toute l
Asie Centrale s est passe le mot et m en regale) et de ciboule, ou de ce basilic pourpre turkmene absolument sublime. Ce qui bien sur ne m empeche pas de fondre semaine apres semaine, c est
flagrant dans mes combinaisons ultra-moulantes qui me donnent l air d un skieur perdu sur une selle.
jeudi 26 novembre
Je reprends ce matin, apres ce qui fut hier certainement ma journee la plus dure depuis 4 mois.
Sur la route d Alamty, on bute sur le territoire kirghize, la route evidemment ayant ete construite en des temps moins douaniers et passant normalement par Bichkek. N ayant pas le visa qui m
ouvrirait les portes de ce paradis de montagne, j ai du emprunter ce qu on me designait comme la TRASSA, une route relativement recente et deja bien deglinguee, qui decrit une fort jolie courbe
le long de la frontiere et rejoint la route d Almaty 120 km plus loin. \
Or, on a certes construit une route, et c est bien aimable, mais on n a pas bati les villes, villages ou hameaux qui en principe sont justement la raison d etre de toute route... bref, 100 km
sans ame qui vive, sinon quelques oiseaux qui feraient bien de se magner de franchir le Pamir pour aller se la couler douce en Inde. Le tout sous un ciel couvert qui attend je ne sais quoi pour
tomber en neige. Et bien sur il faut que ce soit ce jour-la que mes deux chambres a air chinoises du bazar d Abay me lachent... une fois, deux fois trois fois, car la rustine kazakhe vaut a peu
pres autant que la chambre a air chinoise, a moins que je ne sois incompetent, j evoque l hypothese mais je n ose la juger serieuse, tout de meme !
tout ca pour finir la journee en rade au bord de la route, tres beau coucher de soleil sur la desolation, croise un splendide loup, et qui pourrait croire ces bestioles affamees ?
1 h 30 de stop, car il semblerait que les Kazakhes soient aussi peu prompts a t ouvrir les portes de leur bagnole qu ils le sont en revanche a te choyer entre leurs murs... va comprendre
!
J ai fini par arreter une bagnole en me couchant sur l asphalte apres m etre asperge d essence, de nuit c est la seule facon. Quatre gaillards en sont sortis, on a gentiment russo-baragouine, et
ils ont arrete un camion qui partait sur Alamty, ils ont balance mon beau velo dedans, et me voila dans la cabine du Kamaz !
40 km trop vite sur une route trop cabossee avec une musique trop forte, et tout de meme j ai dormi.
Gastinitsa a Korday : des chambres minables au-dessus du biouffet de la gare routiere, a moitie hotel de passe parce que faut bien tuer le temps entre deux bus, un filet d eau froide en guise de
douche, et ce matin j ai retourne tout le bazar pour trouver une chambre a air, mais m a-t-on dit l homme aux KAMERA ne sera la que demain, le jeudi est jour sacre pour les vendeurs de KAMERA
centre-asiatiques ! On le saura !
Voila pour le recit de mes miseres, rien de bien grave, mais je crois avoir lance apres les voitures qui ne s arretaient pas assez de maledictions sur assez de generations pour fortement
compromettre l avenir de tout le pays (Oui, Nazarbaiev, le bien-aime president depuis 1991, a donne pour horizon au pays 2030, date a laquelle le Kazakhstan sera devenu le Japon de l Asie
Centrale, a coup sur... du coup on trouve cette date-couperet sur tous les murs et affiches ou s etale une propagande dont on peut juste esperer que personne ne la prend trop au serieux tant elle
semble elle-meme fatiguee...).
Ce sont de tres belles journees depuis mon arrivee dans le pays, je roule depuis Shymkent avec sur ma droite les premiers reliefs des Tian Shan, derriere c est le Pamir, et le Pamir c est deja un
peu l Himalaya, enfin, tout ca c est cet enorme noeud de montagnes qui fait ressembler ma carte a un cauchemar marron. Et sur ma gauche c est la steppe qui vient s achever sans semonce au pied de
cette muraille. Ni colline, ni ondulation, aucun preavis. Je ne rencontre toujours que la plus extreme gentillesse, et parfois meme on s arrete pour me donner a manger.
Et pourtant quelque chose m use ici, que j ai du mal a nommer, qui a a voir avec l aprete et la rudesse des gens. On s embarrasse ici de peu de formes, pour rien. Ici il n y a pas de sourire de
commande, on ne te donnera que ceux que l on souhaite t offrir, ici personne ne maquille son mepris pour autrui, et nul ne se gene pour te dire ce qu il pense des Russes, des epaves, des
Ouzbekes, des idiots, des Turkmenes, des voleurs, des Kazakhes, des rustres... Ici on te propose d aller aux putes avec la meme desinvolture qu on t inivite a ecluser une bouteille de vodka le
matin, ici on te demande pour faire marrer la galerie comment tu fais sans femme depuis juillet, avec assez de gestuelle pour etre certain d etre bien compris. Ici il y a assez de tristesse et de
brutalite pour emplir des pages de recit.
Alessandro, qui m a accueilli trois nuits a Taraz, qui travaille ici pour l industrie petroliere, a choisi lui la photo pour la montrer cette tristesse.En l espece, celle matinee de fierte
pietinee de centaines d ouvrieres de l usine siderurgique en fin de course ou il a passe ces derniers mois.
Et bien sur ce qui m epuise a la longue ici, c est ce qui des la Turquie commencait a marquer le depart d Europe, s il faut le dire ainsi, c est que disparait progressivement la notion de
quant-a-soi, cette possibilite de se trouver seul a chaque instant, retranche derriere l inviolable intimite. Tu n es jamais seul, et quand tu l es chacun a tout moment est susceptible de s
immiscer sans semonce dans ton petit conciliabule interieur. D ailleurs ce que les gens comprennent le moins, ce n est pas les 6000 km de velo, c est d abord et surtout que je le fasse seul. Ca n
a rigoureusement aucun sens vu d
ici. Rien ici qui corresponde a l idee de reserve, de discretion, encore moins a cette superbe indifference que nous affichons les uns pour les autres en France, haissable a bien des egards, mais
si reposante, puisqu en fin de compte elle m assure que personne ne viendra me demander des comptes sur rien.
Xavier,
En te lisant, me vient à l'esprit le dur combat d'Eugène Crampon de Nogent sur Marne en proie à la froide réalité du goulag siberien réchauffé pourtant par la présence de Lonbianka (sacré
veinard!...). Tu peux être fier de poursuivre dans ses traces.
Bises bretonnes
Les Bigornauds
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